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UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
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ÉCOLE DOCTORALE V – Concepts et langages
Laboratoire de
recherche : Patrimoines et Langages musicaux (EA4087)
THÈSE
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE (Paris IV)
Discipline : Musique et Musicologie
Présentée et soutenue publiquement par
Bénédicte GANDOIS
le 2 décembre 2011
Felix Mendelssohn Bartholdy |
Sous la direction de :
Monsieur Jean-Pierre BARTOLI Professeur, Université Paris-Sorbonne (Paris IV)
JURY :
Madame Cécile Auzolle Maître de conférences HDR, Université de Poitiers
Monsieur Jean-Pierre Bartoli Professeur, Université Paris-Sorbonne (Paris IV)
Monsieur Jean-François Candoni Professeur, Université Rennes II
Madame Brigitte François-Sappey Professeur honoraire, CNSM de Paris
Monsieur Arnold Jacobshagen Professeur, Hochschule für Musik, Cologne
Position de thèse :
C’est à l’occasion d’un mémoire de première année de Culture musicale au CNSMDP, Vers une expression orchestrale de la féerie shakespearienne : Weber, Berlioz, Mendelssohn (2002), qu’ont été effectuées nos premières recherches sur Felix Mendelssohn. Quelques années plus tard, un mémoire de dernière année d’Histoire de la Musique au CNSMDP, Mendelssohn et la France dans les publications et les concerts (xixe-xxe siècle), a été l’occasion de nous interroger sur l’état de la recherche mendelssohnienne et sur l’image du compositeur en France, occasion de mener une recherche bibliographique et de dépouiller la presse comme les programmes de concert[1], tandis que le sujet de notre Prix de Recherche de Culture musicale, Berlioz et Mendelssohn, Entre imaginaire et recréation, La nostalgie de l’Antiquité et de Shakespeare, portait un regard sur la permanence de l’inspiration antique au xixe siècle, ainsi que sur l’influence de Shakespeare sur les compositeurs. Enfin, nos recherches de thèse prennent racine dans notre mémoire de DEA, La Musique de scène dans l’œuvre de Félix Mendelssohn (2005), analyse des musiques de scène composées par Mendelssohn pour le roi de Prusse Frédéric-Guillaume iv : Antigone et Œdipe à Colone de Sophocle, le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare et Athalie de Racine.
De ces recherches s’est dégagée une triple singularité du compositeur. Mendelssohn, tout d’abord, est paradoxal pour le chercheur : alors que les sources existent et ont été publiées très tôt, peu de compositeurs ont connu une postérité semblable à la sienne – célébré de son vivant, recevant des obsèques dignes d’un roi et méprisé ensuite jusqu’à sa redécouverte à la fin du xxe siècle. Enfin, compositeur très connu du grand public, il n’est est pas moins encore peu étudié par les musicologues.
De surcroît, l’un des grands regrets des historiens depuis le milieu du xixe siècle est l’absence d’opéra de maturité achevé dans son œuvre. Commençant sa carrière au moment où s’éteint Carl Maria von Weber, et s’éteignant lorsque se font connaître les premiers opéras de Wagner, Felix Mendelssohn se place idéalement entre les deux pôles de l’opéra allemand du xixe siècle. Or, tout se passe comme si le compositeur du Songe d’une nuit d’été avait évité jusqu’au bout la question de l’opéra : ne trouvant pas – ou prétextant ne pas trouver ? – de livret qui lui convînt, même lorsque les plus grands librettistes du temps offrirent d’écrire pour sa musique, son génie dramatique se contentant des limbes de l’opéra, à savoir des airs de concert, des oratorios et de la musique de scène.
Or, cette dernière s’avère d’approche délicate pour les chercheurs parce qu’elle reste un genre hybride aux frontières floues, mêlant littérature et musique, allant d’une simple sonnerie de trompette à l’œuvre musicale proche du mélodrame, où le son enveloppe le verbe ; tous les éléments musicaux en quantité variable appelés par les didascalies du dramaturge, et les « pots-pourris » de morceaux connus réarrangés par les chefs d’orchestre pour telle ou telle occasion font partie de la musique de scène. En ce qui concerne le xixe siècle en particulier, la recherche, si elle a démontré l’intérêt des dramaturges pour la musique de scène et l’importance qu’accordaient les compositeurs à ce genre « mineur »[2], n’a pas encore esquissé de constantes ou d’étude approfondie de ce genre.
Enfin, les musiques de scène de Felix Mendelssohn ont une genèse particulière : pour la plupart œuvres de commande, la majeure partie d’entre elles a été composée pour le roi de Prusse Frédéric-Guillaume iv qui rêvait de renouveler le théâtre de son temps en invoquant pour cela les grands noms que furent Shakespeare et les tragédiens antiques Sophocle, Eschyle et Euripide. Quel angle d’étude adopter pour des musiques de commande, qui sembleraient d’emblée anachroniques, réduites au simple divertissement d’une poignée d’intellectuels et de savants berlinois ?
Or, il apparaît au contraire que les musiques de scène de Mendelssohn, au carrefour de tant de paradoxes, soient une clef pour la compréhension du théâtre de son temps et des problématiques du genre dramatique en général.
En effet, il ressort de ce travail que la décennie 1830-1840 occupe une place particulière dans l’histoire de l’opéra : on a pu constater que, durant cette période habituellement considérée comme une transition entre l’opéra de Weber et celui de Wagner, occasion d’essais inaboutis d’un Mendelssohn ou d’un Schumann, vient au jour en Europe tout un foisonnement d’œuvres musicales qui créent un nouveau rapport entre le texte et la musique, telles la Damnation de Faust, « légende dramatique » de Berlioz (1846), Manfred (1852) ou la « ballade mélodramatique » Die Flüchtlinge de Schumann (1853). Mendelssohn, comme d’autres compositeurs de son temps, recherche donc une nouvelle façon d’unir le mot et la musique à l’exclusion de l’opéra.
Et c’est précisément dans cette optique qu’il faut entendre ses musiques de scène pour Potsdam. La musique, jamais submergeante ou redondante, y joue, en effet, un rôle particulier : dans Antigone (1841), elle est un écrin pour le texte de Sophocle et déploie un éventail de modes de prise de parole allant de la voix parlée au chant et de l’unisson à la polyphonie à huit voix, adaptant, pour l’auditeur contemporain, la gradation émotionnelle que communiquaient au spectateur de l’Antiquité les modulations créées par la variation des modes de diction du texte. Dans Œdipe à Colone (1843-1845), le musicien unifie l’œuvre ultime du tragique grec par sa construction poétique et musicale et lui confère un étrange sentiment de douceur. Pour cela, il privilégie le mélodrame, qui y occupe plus de place que dans Antigone ; plus qu’un écrin, la musique, aussi présente que discrète, est un fil conducteur émotionnel de l’œuvre. La démarche du compositeur ressemble ici à celle adoptée dans le Songe d’une nuit d’été (1843), contemporain. Quoique sur un sujet complètement différent, le mélodrame y prime également et unifie la pièce, tissant de manière inextricable le texte de Shakespeare et la musique. Enfin, dans Athalie (1845), le musicien substitue au sens politique attendu par le souverain de Prusse un message purement religieux, reliant, comme le voulait Racine, l’Ancien et le Nouveau Testament. La musique y est éloquente ; c’est peut-être, des quatre musiques de scène composées pour le roi de Prusse, celle dont la rhétorique est la plus marquée : à la téléologie religieuse du sujet, soulignée par Racine vient s’ajouter une téléologie purement musicale qui vise à « convertir » l’auditeur et le conduire vers la résolution inéluctable écrite par Dieu.
De fait, l’orchestre – et c’est là une idée majeure qui ressort de l’analyse de ces œuvres – occupe une place particulière, apparaissant chaque fois comme un personnage à part entière qui, à la manière du chœur de la tragédie antique, prend part au drame qui se joue sur la scène en le soulignant et prend néanmoins du recul par rapport à l’action en la commentant ou en en dégageant une vérité qui peut ne pas être celle des personnages. En cela le compositeur trouve une voie pour sortir de la sujétion de la musique aux autres paramètres scéniques en accordant à celle-ci une place de premier plan mais sans en faire une illustration de l’action. Felix Mendelssohn avait donc probablement une vision de la musique de scène particulière en son temps et qui méritait d’être mise en avant.
En outre, cette étude nous permet de mesurer combien le public aimait, en réalité, ces œuvres « hybrides » liant texte et musique sans pour autant être des opéras. Le public, tant en Allemagne qu’en France, où est créée la Symphonie fantastique de Berlioz quinze ans plus tôt et où triomphe alors Le Désert, « ode-symphonie » de Félicien David (1844), aime à entendre des œuvres symphoniques dotées d’un sens dramatique qui ne passe pas par la représentation. Les musiques de scène de Mendelssohn – l’un des manuscrits d’Antigone en témoigne[3] – ont été abondamment jouées en concert, accompagnées de Zwischenrede, « d’entre-textes », tout comme l’avait été l’Egmont de Beethoven[4] et comme le sera La Tempête de son contemporain Wilhelm Taubert. Certes, cela permettait une plus grande diffusion des œuvres musicales, sans le coût d’une représentation scénique, et les nombreux chœurs amateurs du temps pouvaient les donner plus facilement en concert. La musique, ainsi reliée par des « entre-textes », unifie le texte, à moins que celui-ci n’unifie les parties musicales, les deux emmenant l’auditeur dans un imaginaire mêlant narration et son.
Au-delà du facteur économique, les auditeurs aimaient ces « opéras imaginaires ». Sans doute n’est-ce pas un hasard si Franz Liszt publie un article louant le Songe d’une nuit d’été de Mendelssohn en 1854, ni si l’expression « musique à programme » est formulée durant les années 1840-1850, ou encore si la forme du poème symphonique est inventée dans la même période. Le drame, au sens premier, n’est jamais loin dans le poème symphonique : Liszt n’indique-t-il pas, dans Hamlet (1856), des didascalies rappelant plusieurs moments de la pièce de Shakespeare ? Les compositeurs veulent se dispenser du scénique tout en conservant le drame dans le corps de l’œuvre musicale.
Ainsi les années 1830-1840 sont-elles fertiles en expérimentations diverses qui varient le rapport entre musique, scène et imaginaire. C’est à cette époque, de surcroît, que les pièces de théâtre s’emplissent de didascalies, tendant vers le roman historique ; c’est le cas des grands drames de Victor Hugo, comme Hernani (1830) ou Ruy Blas (1838). Le regard que nous portons ordinairement sur le débat entre musique « absolue » et musique « à programme » nous montre combien la question s’est radicalisée dans la seconde moitié du xixe siècle, opposant la Neue Deutsche Schule de Liszt et Wagner de Weimar à la conservatrice Leipzig, ville où fut publié Vom Musikalisch-Schönen [Du beau dans la musique] d’Eduard Hanslick en 1854 et dont Mendelssohn devint, de manière posthume, le chef de file de l’école « ancienne ». Or, on devine combien, en fait, Mendelssohn écrivait à la lisière de la musique « à programme », dans une réalité très différente, celle des années 1830-1840, et, comme semble l’avouer l’inventeur du poème symphonique dans l’article qu’il consacre au Songe d’une nuit d’été, Liszt et Wagner pourraient s’inscrire dans sa filiation.
Enfin, dans les années 1840, Mendelssohn pose les premières pierres d’une voie particulière, qui sera suivie par nombre de compositeurs, en Allemagne comme en France : d’un côté Ajax et Oedipus Rex de Bellermann (1856), König Oedipus de Franz Lachner (1852), Oedipus auf Kolonos d’Eduard Lassen (1868), les Perses de Bernhard von Meiningen (1898), König Oedipus et Oreste de Max von Schilling (1900 et 1901), Oreste de Felix Weingartner, ou la vaste tétralogie d’August Bungert, Die Odyssee, première partie d’une œuvre, Die Homerische Welt [Le Monde homérique] qui devait comprendre également une tétralogie consacrée à l’Iliade (1896-1902) ; de l’autre côté du Rhin, Alceste avec la musique d’Elwart (1847), Prométhée enchaîné avec la musique de F. Halévy (1849), la musique de C. Saint-Saëns pour Antigone (1850), Sapho, Ulysse et Philémon et Baucis de Gounod (1851, 1852 et 1860), la musique de scène d’Edmond Membrée pour Œdipe Roi (1858), les Troyens de Berlioz (1863), celle de Jules Massenet pour Les Erinnyes (1873), celle de Saint-Saëns pour Déjanire (1898), de Vincent d’Indy pour Médée (1898), de Gabriel Fauré pour Prométhée (1900). À cela peuvent s’ajouter les adaptations d’œuvres anciennes sur des thèmes antiques, comme Orphée (1859), Alceste (1861), ou Armide (1866) de Gluck, revus par Berlioz. Mendelssohn et Tieck font donc le premier pas en direction d’une recréation musicale particulière du théâtre antique, qui recherche une « vérité » de la tragédie antique.
A partir de dépouillements de presse et de catalogues, ce travail de thèse commence par esquisser un état des lieux du répertoire programmé dans les théâtres allemands de la première moitié du xixe siècle, montrant l’intérêt que portaient les compositeurs au début du siècle à ce genre qui nous semble aujourd’hui secondaire. Nous nous sommes attachée ensuite à étudier le rapport qu’entretient Felix Mendelssohn, qui fut l’ami de Goethe, avec la littérature passée et celle de son temps et, en étudiant ses opéras, à cerner les attentes du compositeur en matière de livret. L’analyse des opéras du compositeur met en lumière plusieurs éléments, comme le souci, dès ses œuvres de jeunesse, de ne pas introduire trop de musique dans une œuvre dramatique – une réflexion sur le rapport entre texte et musique. On a alors analysé chacune des musiques de scène du compositeur sous différents angles : analyse stylistique de l’œuvre elle-même, sous le rapport du texte et de la musique, comparaison le cas échéant avec d’autres musiques inspirées des mêmes œuvres littéraires, comme les chœurs de l’Athalie de Racine composés par Johann Abraham Peter Schulz que connaissait Mendelssohn. L’évocation de la réception de chacune de ces œuvres a permis de mesurer un succès souvent sous-estimé. Enfin, le dernier chapitre revient sur « l’anticomanie » qui suivit les représentations d’Antigone et analyse cette « mode » esthétique ainsi que plusieurs œuvres allemandes de la seconde moitié du xixe siècle inspirées de l’Antiquité, nées de l’événement que fut la représentation d’Antigone de Sophocle avec les chœurs de Mendelssohn, tels l’Œdipe Roi d’Eduard Lassen (1868) ou l’Orestie de Max von Schillings (1901). Il est aussi l’occasion d’une analyse de quelques œuvres scéniques de Wilhelm Taubert. Ce dernier fut invité par le roi de Prusse à composer les chœurs de Medea d’Euripide – commande refusée par Mendelssohn (1843) – puis il écrivit des chœurs sur des odes d’Horace (ca 1845) ; il est enfin l’auteur d’une musique de scène pour la Tempête de Shakespeare (1855) extrêmement influencée par celle de Mendelssohn pour le Songe d’une nuit d’été.
[1] Ce mémoire a été publié, sous une forme remaniée, sous le titre Mendelssohn et la France de 1847 à nos jours, éditions Delatour-France, 2010, 97 p.
[2] Voir Dagmar Beck, Franck Ziegler, Carl-Maria von Weber und die Schauspielmusik seiner Zeit, Weber-Studien 7, Mayence, Schott, 2003, 332 p.
[3] Il s’agit du manuscrit « N.mus.ms.10 776 », copie d’Antigone de 1849 conservée aux Mendelssohn-Archiv de Berlin, qui porte la mention d’un « Declamator », dont le rôle était de déclamer un texte à la place des passages parlés.
[4] Avec des « entretextes » de F. Mosengeil, en 1821, voir Sara E. Paley, Narratives of ‘Incidental’ Music in German Romantic Theater, thèse de Doctorat de Philosophie, University of Winsconsin-Madison, 1998, p. 1-2.