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Bénédicte Gandois

Entre écriture et musique...

Les neiges d'Aventicum, un conte pour L'Echo du Gros-de-Vaud

Voici mon conte d'hiver, que l'on peut lire dans L'Echo du Gros-de-Vaud du 15 janvier. 

Ce mois-ci, je vous emmène à Avenches, ou plutôt Aventicum, au temps des Romains...

Bonne lecture, et n'hésitez pas à me laisser un commentaire!

Les neiges d'Aventicum, un conte pour L'Echo du Gros-de-Vaud

Si le texte n'est pas lisible sur l'image, je le copie ci-dessous.

Bonne lecture

Cette image m'a inspiré le début de l'histoire. Source: https://www.aventicum.org/fr/histoire

Cette image m'a inspiré le début de l'histoire. Source: https://www.aventicum.org/fr/histoire

Elle ne sait pas ce qu’elle déteste le plus. Le froid mordant qui vous pique même devant le feu, même aux thermes, ou l’accent rugueux des Helvètes. Ou ce pays, tout simplement. Lorsqu’elle regarde la campagne par la porte de l’Est, Lollia ne peut réprimer un pincement au cœur. Ce ciel bas et gris, tellement morne et triste, cette lumière en demi-teinte, si terne et froide. Alors, elle s’arrête au milieu du decumanus, la route qui part vers le Nord-Est, et ferme les yeux. Et le souvenir de la lumière crue de sa Rome natale, des couleurs franches, de cette vue qui porte si loin, la submerge de nouveau, et Lollia sent des larmes perler à ses paupières. Et puis, résolument, elle rejette la tête en arrière et rouvre les yeux ; pour rien au monde elle voudrait être indigne de son père. De ses ancêtres qui peuplent le laraire, le petit autel des dieux protecteurs de la famille.

Elle sait pertinemment que son père, Gaius Lollius Veianus, a pensé bien faire en venant ici. Après la terrible « année des quatre empereurs », année de guerre civile où trois empereurs ont tour à tour tenté de succéder à Néron, la vie a pris une tournure plus sombre. L’incertitude à chaque nouvelle calende. Alors, lorsque l’empereur Vespasien décida de faire de la ville d’Aventicum[1] une colonie romaine, il fallut trouver des personnes de confiance, qui sauraient à la fois en surveiller l’économie mais aussi les relations entre Romains et Helvètes. Réputé pour sa droiture, c’est à Gaius Lollius Veianus que l’on s’adressa.

C’est ainsi que toute la famille partit vers les terres froides, au-delà des Alpes, au-delà de toute terre connue de leurs ancêtres. Et même si Aventicum s’urbanise, si l’on construit de plus en plus de bâtiments en pierre, à la manière des domus romaines, il suffit à Lollia de regarder le ciel froid de janvier, la neige qui poudre les toits et gèle les rues pour avoir envie de pleurer. Malgré toute l’admiration qu’elle voue à son père.

Lollia frissonne et se hâte de rentrer vers la domus où vit désormais sa famille, à l’est du forum. Le seul avantage, ici, c’est peut-être une plus grande liberté des femmes ; Lollia est une jeune fille, et elle peut sortir de la maison comme un garçon. De plus, depuis leur installation, son père a accepté qu’elle continue de suivre l’enseignement de Niképhoros, leur pédagogue, aux côtés de ses deux frères, Marcus et Quintus. Lollia se souvient avoir imploré son père de lui laisser plus de temps, de lui permettre d’étudier encore, prétextant qu’elle craignait de perdre sa langue maternelle dans ces terres barbares. En réalité, tout le monde parle latin, par ici, un latin certes mâtiné de termes gaulois et prononcé avec un accent rude, mais bien du latin. Mais l’argument a passé. Caius Lollius a souri et accepté que sa fille unique reste encore quelque temps une petite fille, avant d’entrer dans le monde des adultes.

A peine a-t-elle passé les portes de la domus qu’Aquileia, sa nourrice, vient la débarrasser de son manteau.

- Dépêche-toi, ma petite caille, Niképhoros t’attend ! dit-elle en lui frottant le dos avec un linge, qu’est-ce qui t’a pris de sortir comme ça, dans le froid !

- Il faut bien que je m’habitue au pays, maugrée Lollia.

Aquileia lève les yeux au ciel. Sa douce et rieuse petite fille s’est transformée en une adolescente malheureuse et coléreuse depuis leur arrivée en terre helvète.

Lollia sautille en traversant l’atrium, et se rend dans la salle où Niképhoros a commencé la leçon. Il leur fait apprendre L’Enéide de Virgile, et l’arrivée d’Enée en Italie a coïncidé avec leur arrivée à Aventicum. Désormais, les peuples italiotes se dressent contre Enée. Elle ne l’avouerait pour rien au monde, mais ces récits de combats guerriers commencent à l’ennuyer.

- Tu es en retard ! la sermonne Marcus, l’aîné.

- Je suis au courant ! chuchote-t-elle en retour.

Quintus lui passe ses tablettes. Son prévenant petit frère a pensé à les prendre, en ne la voyant pas arriver.

- Merci ! lui glisse-t-elle avec un de ses rares sourire.

Lollia ouvre ses tablettes et mordille le bout de son stylet, prête à noter. Elle tente de se concentrer sur la voix de Niképhoros.

- « Et déjà la mer s'empourprait sous les rayons et, depuis l'éther,/ l'Aurore safranée brillait sur son char couleur de rose,/ quand soudain les vents tombèrent sans le moindre souffle :/ les rames luttaient sur le marbre d'une mer immobile. / Alors du large, Énée aperçoit un bois immense./ Énée ordonne à ses compagnons de tourner les proues / vers la terre, et pénètre heureux dans l'estuaire ombragé. », lit le pédagogue avec son accent grec.

De nouveau, la nostalgie s’empare de Lollia. Jamais elle ne considérera sa nouvelle patrie comme sienne, elle en est certaine ; et les dieux de la famille semblent sourds à ses prières. Que peuvent-ils bien penser, ses ancêtres, de leur installation aux confins du monde romain ?

Submergée par l’émotion, Lollia répète du bout des lèvres les vers que Niképhoros leur demande d’apprendre par cœur, tandis que son regard s’évade par la fenêtre de pierre qui donne sur le péristyle, le jardin intérieur. De l’autre côté, aussi droit et calme que Jupiter en son palais, son père est en train de discuter avec un négociant, un certain Cemilus, accompagné d’un jeune homme qui doit être son fils. L’Helvète le dépasse de plus d’une tête, et pourtant son père est le plus imposant des deux. Elle sourit et tourne le regard vers ses frères, penchés sur leurs tablettes. Elle les aime autant qu’elle les jalouse. Eux, pourront rentrer dans leur terre natale, revoir Rome et le Tibre dont ils étudient l’histoire. Ils y retourneront parfaire leur éducation et, peut-être, s’y fixeront.

Elle, non. Elle épousera l’un de ces Helvètes blonds et mourra sur cette terre étrangère. Tel est le destin des femmes. Et de telles alliances fortifieront la colonie. Elle regarde de nouveau le négociant et son fils, grand et blond gaillard qui fixe timidement ses souliers.

La leçon est finie. Les trois enfants s’égaillent de la chambre comme des oiseaux, se chamaillant un peu dans le péristyle.

- Les enfants, s’il-vous-plaît, comportez-vous convenablement ! Votre père reçoit ! les sermonne Æmilia, leur mère.

Elle a revêtu un ample manteau et couvert ses cheveux tressés sous un châle épais. Elle s’apprête à sortir, suivie de deux esclaves. Elle, au moins, songe Lollia, s’est faite à sa nouvelle vie. Il faut dire que la famille a gagné en notoriété depuis son arrivée : les Lollii font partie de la haute société de la colonie. Et Æmilia, que les dieux ont dotée de grâce et d’intelligence, en profite pour s’investir dans la vie locale. Donner son avis sur telle nouvelle construction. Elle a réussi à faire venir de l’huile, des olives, ou encore les dattes dont Lollia raffole depuis toute petite, épaulant aussi discrètement qu’efficacement son mari dans le développement de la colonie.

Bientôt survient la nuit, et tous vont se coucher, après un frugal souper. Tandis qu’Aquileia l’aide à se déshabiller, Lollia jette un regard par la petite fenêtre de sa chambre sur les toits et la campagne blanche qui scintille au-delà des remparts ; la fine couche de neige et de gel reflète la lumière nocturne. Des voiles de brume passent ça et là, comme une armée d’ombres… Serait-ce les ancêtres des Celtes qui se révolteraient contre les colons romains ? Lollia frissonne. Le monde lui semble toujours bien hostile. Peu après, la jeune fille éteint sa petite lampe à huile et s’endort dans la nuit fraîche.

Une ourse sort de la forêt et avance dans la neige à pas feutrés. Elle semble hésiter puis son ourson la rejoint. Tout à coup apparaît une ombre, une déesse – est-ce Minerve ou Héra, Lollia ne saurait le dire – et, glissant vers l’animal, elle dépose sur son front un diadème de perles de givre. Aussitôt, l’ourse se dresse sur ses pattes et se métamorphose, ainsi que son ourson ; et Lollia reconnaît alors la nymphe Callisto. Celle-ci se tourne vers elle – et que fait-elle, Lollia, ici, au milieu de la nuit, d’ailleurs ? – et lui lance un regard perçant. Alors, la nymphe-ourse lui sourit et s’élance dans le ciel, où elle prend sa place : la Grande-ourse, accompagnée de son ourson. Lollia la suit du regard et l’étoile septentrionale continue de lui sourire. Un sourire des étoiles juste pour elle.

Lollia s’éveille en sursaut. Quel rêve étrange et tellement réel ! Un message divin à son intention, elle en est certaine. Frissonnante, elle quitte les couvertures et se glisse vers la fenêtre, tentant de voir le ciel, côté Nord. Elle aimerait apercevoir l’étoile polaire. Impossible ici. Alors, à tâtons, Lollia ouvre la porte de sa chambre et se glisse dans le couloir, vers l’escalier, qu’elle suit sans bruit, avant de se glisser au centre du péristyle. Là, tendant le cou vers le rectangle de ciel qui se découpe au-dessus d’elle, elle se rend compte que la nuit est étrangement claire, cristalline, comme si elle était de glace.

Lollia n’a jamais vu pareille nuit. Comme si ici, sur le Plateau, au-delà des Alpes, l’Hiver naissait dans toute sa pureté. L’Hiver, tel qu’il sortirait du monde des idées platonicien. Et dans cette beauté immobile, cette nuit-là, si claire, les étoiles scintillent. Et la Grande Ourse lui sourit de toutes ses étoiles. Lollia sent une étrange paix l’envahir. Et son cœur fondre un peu.

Le lendemain matin, avant la leçon avec Niképhore, Lollia reste longtemps devant le laraire. Elle regarde les figurines noires de Minerve et Mercure, de Mars et de Lollius, le premier ancêtre de la famille, et prie silencieusement.

Après les leçons, elle aperçoit Æmilia qui s’apprête à sortir, comme la veille, escortée de Demetrios et Tomitus.

- Mère, attends-moi, s’écrie-t-elle, prise d’une inspiration subite. Je veux venir avec toi, aujourd’hui.

- la campagne gelée ne te fait donc plus peur ? ironise gentiment Æmilia.

Lollia se chausse, met son manteau et se couvre du mieux qu’elle peut pour braver le froid.

Les deux femmes sortent dans la rue. Elles longent le forum et ses boutiques, puis prennent à droite, sortant de la ville par le Nord, en direction du port qui, depuis le lac de Morat, permet de naviguer jusqu’à la mer du Nord. Des terres si lointaines que Lollia n’ose même pas y penser. Si seulement un tel canal pouvait conduire au sud jusqu’en Italie ! Mais non. Entre elle et Rome se dressent désormais des montagnes difficilement franchissables.

La route, au sortir de la ville s’élargit et s’étend, toute droite, vers le lac de Morat. Tandis qu’elle avance, Lollia regarde le paysage enneigé. En arrivant vers le port, elle tente de se rappeler cet air marin qui venait d’Ostie, la porte de Rome vers la Méditerranée et le monde. Cet air qu’elle ne sentira plus et dont le lac constitue un pis-aller à ses yeux.

Mais Lollia songe à cette étoile qui a brillé pour elle seule la nuit passée, et elle ne veut pas céder à la nostalgie. Elle tourne les yeux vers sa mère : elle doit imiter son courage, son énergie, si elle doit survivre ici, s’y marier et s’allier au peuple helvète. D’ici deux, trois ans tout au plus, elle sera femme et épouse.

Æmilia sourit soudain et Lollia, intriguée, voit ce qui fait sourire sa mère : trois jeunes Helvètes, assis au bord de la route, jouent avec des figurines de bois. Lollia sourit à son tour : oui, les enfants sont tous les mêmes. Elle ne voit pas ce que représentent les figurines, d’où elle est, mais leurs jeux ressemblent à ceux qu’elle partageait petite avec ses frères.

Tout à coup, Aemilia pousse un cri et porte la main à sa bouche. Un cheval attelé se démène, fait basculer son écuyer au sol et fonce devant lui, droit sur les enfants. Sans réfléchir, Lollia bondit, et attrape le plus jeune, celui qui est le plus exposé, par sa tunique, le poussant dans le fossé, tandis que les deux autres enfants, voyant le danger, s’écartent. Le cheval passe à toute allure sans blesser personne.

Une femme accourt en criant, leur mère, sans doute.

- Comment te remercier, jeune Romaine ? Merci, merci !

Un peu assommée, Lollia tente de bredouiller quelque chose. Le petit garçon ne veut plus lui lâcher la main.

- Merci, dit-il dans un drôle de latin. Tiens, c’est pour toi !

Souriant, Lollia s’agenouille et prend l’objet dans sa main. C’est une figurine en bois taillée au couteau, qui représente un ours.

- C’est moi qui l’ai faite. C’est l’ourse de notre déesse Artio. Elle te portera bonheur.

Lollia se sent plus émue qu’elle ne l’a jamais été. Elle referme les doigts sur la figurine et la glisse précieusement près de son cœur.

- Alors, merci. Je la mettrai à côté des dieux de ma famille, articule-t-elle.

Et, tandis que les trois enfants repartent jouer un peu plus loin et que sa mère discute avec celle des enfants, Lollia sent son cœur se réchauffer.

Désormais, il y a un peu d’elle à Aventicum.

 

[1] Aujourd’hui Avenches

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