27 Avril 2015
La menace d'une disparition corps et âmes du latin et du grec en France me touche tout particulièrement. Parce que je suis professeur de ces matières, parce que je les ai étudiées et ai appris à les aimer... mais aussi parce que j'entrevois là la porte d'entrée dans une ère de barbarie dans tous les sens du termes. Faire table rase du passé n'a jamais été une bonne idée, l'Histoire nous l'a démontré à mainte reprise.
Alors, pourquoi?
Lorsque j'étais étudiante à la Sorbonne, notre petit groupe de Lettres classiques, de 500 en DEUG à une cinquantaine en maîtrise (je chiffre de mémoire, selon mon impression de l'époque) nous donnait le sentiment d'être les "derniers des Mohicans" face aux étudiants de Lettres modernes si nombreux. Rares, mais c'était un sentiment qui n'était pas désagréable. Nous étions, certes, "à part", mais nous avions des cours passionnants, des professeurs très savants et passionnés par leur matière, nous faisant vivre parmi les Romains et Grecs, pratiquant "l'archéologie du disparu" (Alexandre Farnoux), ou nous faisant côtoyer Homère le plus naturellement du monde (Jean Métayer). Un monde un peu à part. On était mêlé aux étudiants de lettres modernes pour les cours d'auteurs de français, à l'Agrégation, mais on s'en distinguait très vite lorsqu'on passait à l'oral: la démarche dans l'étude d'un texte était différente et on savait tout de suite si c'était un classique ou un moderne qui était interrogé...
J'étais également étudiante au Conservatoire. Mes camarades, là-bas, se trouvaient souvent face à la question "tu étudies quoi?" "Hé bien, la musique" "oui, mais à côté, en vrai, tu fais quoi??" , ce qui avait le don de les énerver. Moi, je pouvais répondre "Lettres classiques", mais cela ne garantissait pas forcément davantage de sérieux! Hé oui, cela ferait ouvrir des yeux ronds à mes élèves aujourd'hui, mais à cette époque-là, j'avais du plaisir à me réveiller avec une page de grec, me coucher sur une page de latin, harmoniser un chant ou une basse dans la journée, faire un thème ou une version, de l'histoire de la musique et comprendre la poésie de Jaccottet...
Je passais dans les rayons de Gibert avec ma petite liste en tête d’ouvrages que j’attendais de trouver d’occasion, je flânais en touchant les livres que j'achèterais plus tard, quand j'aurais fini mes études, me disais-je. Bref, je ne pensais pas alors que cet univers de savoir pourrait disparaître complètement. Entre temps, j’avais pas mal déchanté sur l’enthousiasme des nouvelles générations pour le latin, mais quand même…
L’autre jour, en passant dans une grande librairie lausannoise, j’ai un un choc, en cherchant une œuvre latine, lorsqu’on m’a indiqué le rayon « latin-grec », composé de deux ou trois dictionnaires et quelques livres, après les langues chinoise et thaï. Je savais le canton tourné vers les sciences mais là, je me le suis pris en pleine figure.
Quand je mesure combien mes professeurs m’impressionnaient par leur savoir et combien je me sentais « petite » à côté d’eux, ou combien mes collègues proches de la retraite ont des connaissances, une pratique de la syntaxe et de la langue qui dépassent largement les miennes, je me demande ce que sauront les prochaines générations.
La suppression du latin et du grec, aussi « élitistes » soient-ils (et encore, cela est à voir) est une idiotie sans pareille ; d’autres plumes l’ont dit le mois dernier, et bien mieux, et je n’y reviendrai pas. Que des hommes se soient battus pour que perdure le savoir de l’Antiquité, ou le savoir tout court – je pense à Pic de la Mirandole, entre des centaines d’autres – pour qu’une volonté politique à l’aube du XXIe siècle décide platement de l’annihiler est impensable. Face à cette décision d’un gouvernement désireux de supprimer l’élitisme se dresseront des universités privées et une éducation qui, pour le coup, sera élitiste.
Cette décision arbitraire est la porte d’entrée d’un nouveau Moyen-âge, et sonne le glas d’un pan immense de savoirs. Ne vous y trompez pas : le jour où vous pouvez lire une page de grec ancien, vous pensez différemment. Mes lycéens de classe de grec me disaient d’ailleurs souvent : « c’est fou, on fait juste quelques phrases d’exercices, et j’ai l’impression de faire de la philosophie ! »
Qui portera la Renaissance ?
Si la question des Lettres classiques vous intéresse, je vous renvoie à ce site ou à celui-ci, très fournis et riches d’articles qui abordent cette question et ses implications en profondeur.