19 Octobre 2020
Voici un conte qui vient de paraître dans L'Echo du Gros-de-Vaud le 16 octobre.
Ce journal basé à Echallens, maillon de la communication de cette région, m'a demandé d'écrire un conte par saison. Après "La légende de l'oiseau du printemps" (avril) qui se passait à Oulens-sous-Echallens lors de la famine de 1816, "La chanson des saules" à L'Isle pour célébrer la fête des mères, "L'invitation au voyage" en juin 2020 et à Romanel-sur-Lausanne (juillet), je vous emmène aujourd'hui au Tessin, sur le Monte San Giorgio, en 1927, où les fouilles révèlent d'importants vestiges paléontologiques...
Bonne lecture!
Si l'article n'est pas lisible, je vous mets le texte ci-dessous.
Le crocodile et le vieillard
La feuille de châtaignier virevolta et dansa un moment devant ses yeux avant de venir se poser doucement près de son soulier. La première feuille d’automne, pensa Giuseppe. Oui, malgré le soleil, l’automne était bien là. Il le savait.
Il fit quelques pas et regarda autour de lui. L’air était calme et le vent d’ouest, doux. Une étrange odeur, à peine sensible, lui parvint. Il avait l’odorat si fin… Giuseppe tourna la tête : là-bas, son fils devait commencer le travail, à l’usine. Étrange monde où les enfants devaient voyager pour étudier et ne suivaient plus les traces de leur père !
Giuseppe était charpentier. Et Luigi, son fils, avait d’abord voulu étudier la médecine. Il était parti pour Locarno, puis Milan, mais avait rapidement abandonné. Giuseppe s’était toujours dit que ce nigaud avait sans doute plus d’une fois tourné de l’œil lors des cours pratiques ou des dissections… Rentré au village, à Meride, il avait trouvé une place à l’usine de Spirinolo, qui fabriquait le fameux Saurolo, l’onguent bitumeux vendu dans tout le pays et au-delà, à partir de la houille des mines voisines de Besano.
Giuseppe ne put retenir un frisson en marchant vers le poulailler. Lui qui avait arpenté le Monte San Giorgio dans tous les sens depuis l’enfance, qui en connaissait tous les recoins, le moindre escarpement, et toutes les nuances des feuilles et du vent, ne pouvait s’empêcher de craindre. Ces mineurs qui fouillaient la terre, cela n’apporterait rien de bon, il le sentait. Il referma la grille du poulailler d’un coup sec. La preuve : c’était à l’usine, justement, qu’un col blanc de Zurich, Bernard Peyer, avait trouvé quelque chose et entrepris de creuser de nouveau la terre. Il y avait déjà les mines, et maintenant, les chantiers… Et Fabio, son unique petit-fils…
– Allez, grand-père, vous venez ?
C’était Chiara qui l’appelait depuis la porte de la maison de pierre dont il était si fier – depuis deux siècles sa famille y vivait. Giuseppe traversa le jardin en sens inverse et rentra au moment où Chiara remplissait les trois bols de gruau. Il s’assit en face de son petit-fils et se coupa une tranche de pain de maïs en silence.
Les traits fins et l’air un peu soucieux, Fabio, dix-neuf ans, lisait le journal rapporté la veille par son père : mercredi 21 septembre 1927.
– Alors, grommela le grand-père, alors, comme ça, tu vas y retourner, ce matin ?
– Grand-père, vous n’allez pas recommencer ! soupira Chiara.
– C’est quoi, déjà, ce nouveau métier ? « patatologue » ?
Fabio leva ses yeux tristes et clairs sur son grand-père.
– Paléontologue. Je désire étudier la vie passée, les espèces qui ont vécu sur notre terre avant nous, et ont disparu. Et, en travaillant cet été sur le chantier, j’espère bien pouvoir payer mes études à Zurich cette année.
– Ça ne devrait pas être permis. C’est pas un métier, ça.
Giuseppe cherchait désespérément un appui dans le regard de Chiara, mais celle-ci avait détourné les yeux.
– Oui, reprit-il comme pour lui-même, je ne trouve pas ça très catholique, de déterrer des monstres bizarres qui n’ont pas été créés par Dieu… en tous cas qui ne sont pas dans la Sainte Bible !
- Grand-père, répondit doucement Fabio, il y a plein de choses qui ne sont pas toujours claires dans l’Ancien Testament. Et rien n’empêche les dinosaures d’avoir existé… Et puis, si moi, cela m’intéresse ? J’ai toujours aimé l’histoire, et les animaux !
Giuseppe haussa les épaules. À quoi bon discuter ? Et puis le regard de Fabio l’émouvait toujours, sans qu’il sût pourquoi. Était-ce parce que, de ses cinq enfants, avec Anna qui avait choisi de se consacrer à Dieu, Luigi était le seul qui ait survécu, et Fabio son unique petit-fils ? Peut-être. Mais il avait toujours senti un lien particulier avec lui. Une affinité spéciale.
Il se leva et ressortit. Il devait couper du bois, ce matin. Et travailler au jardin.
Dans la matinée, il eut envie de faire une pause. L’air avait quelque chose de vraiment spécial, ce matin. L’automne arrivait avec une douceur singulière. On ne sentait pas encore que suivrait l’hiver et ses froids pénétrants. Il leva les yeux. Depuis le côté ouest du village, il apercevait le clocher de San Silvestro, les vignes riantes en contrebas et la forêt. Encore verte, feuillue, elle couvrait tout le sommet du Monte. Il en connaissait les chemins secrets depuis toujours, vers l’Italie, ou vers Brusino, au bord du lac. La forêt l’appelait, ce matin, et il s’y engagea. Il était encore souple pour son âge et passa par-dessus la barrière de bois, juste comme ça. Pour se prouver qu’il n’avait pas encore trop vieilli.
Dès qu’il pénétra sous les taillis, il ressentit ce murmure particulier des arbres, de l’eau qui court sous la terre, la douceur des feuilles sous ses pas, et ce brun si caractéristique. Il marcha vers l’Acqua del Ghiffo puis bifurqua, suivant les failles de la roche. Sans qu’il s’en rendît vraiment compte, ses pas le menèrent vers la roche nue, vers le chantier. Voilà qu’il était attiré lui aussi par le lieu auquel il s’interdisait de penser. Quelle mouche l’avait donc piqué ?
Des voix, des exclamations, des gens qui se hèlent, en allemand, en italien… De ses yeux perçants, Giuseppe chercha Fabio. Il le vit bientôt, l’air fébrile, près d’un homme d’une quarantaine d’années, visiblement le chef du chantier, qu’il était allé chercher. Ils parlèrent avec animation. Le vieillard finit d’escalader les rochers et s’avança vers les paléontologues.
Lorsqu’il l’aperçut, Fabio passa de la stupeur à la joie. Son grand-père adoré et bougon, ici, sur le chantier qu’il abhorrait !
– Alors, qu’est-ce qui se passe, fiston ! Un nouveau monstre apocalyptique ?
– Un crocodile, Grand-père. On a trouvé un crocodile ! et il portera le nom de notre canton, tu sais, ajouta-t-il non sans une pointe de fierté. On va l’appeler « ticinosuchus », « ticinosuchus ferox ! »
– « ticino », cela me va, mais que vient faire ce « suchus », là-dedans ?
– Cela veut dire « crocodile », en latin.
Mais Giuseppe ne parvenait pas à réaliser qu’il pût y avoir des ossements de crocodiles dans samontagne, sa forêt. Un crocodile, vraiment, pourquoi pas un kangourou ou un dromadaire, tant qu’on y était ?
Fabio comprit ; il fit pénétrer son grand-père sous la tente et lui montra une étrange carte. Cela lui sembla drôle de voir sa montagne ainsi, comme s’il avait été un oiseau ! Enfant, il aimait aller au sommet du Monte pour découvrir le paysage de haut, les deux bras du lac, Melide et Bissone qui lui faisaient face, et Melano, et les sommets du Generoso, du San Salvatore et leurs chemins difficiles ou inaccessibles. Et tout cela, Fabio le lui montrait, là, dessiné à l’encre sur du papier brun. Les rêves de forêts de Fabio étaient en papier, dans les méandres des arcs et des lignes du dessin qu’il suivait du bout du doigt, et entre lesquels il recherchait, imaginait les strates géologiques. Sous le papier, le jeune homme imaginait la Terre au Trias.
Giuseppe faillit désespérer de la nouvelle génération, en regardant son petit-fils, cet intellectuel qui préférait le papier aux arbres, puis il se retint. Fabio était Fabio, et il était jeune, passionné, et Giuseppe, pour la première fois, eut envie de comprendre un tout petit peu son point de vue.
Fabio lui décrivait la montagne aux premiers âges du monde. Autrefois, il y a très longtemps, avant même les dinosaures connus – le tyrannosaure, le brontosaure dont Fabio regardait autrefois des heures durant les images que son père lui rapportait de la ville – cette montagne était un lagon, un peu comme ces îles paradisiaques du bout du monde. Un lagon tropical dans lequel proliféraient des animaux gigantesques, mais aussi des poissons, aïeuls de ceux du lac…
Le jeune homme lui montra le squelette presque intact qu’ils venaient de découvrir. Giuseppe eut vraiment de la peine à imaginer quoi que ce soit, et encore moins un crocodile, dans cet enchevêtrement d’os pétrifiés. Fabio sourit, retourna vers le bureau et sortit une feuille du tiroir. Tout en parlant, il dessina un paysage, le lagon, d’étranges chauve-souris cherchant à attraper un poisson, et le féroce crocodile aux aguets sur le rivage. Et des palmiers, des fougères…
Ils partagèrent le repas de Fabio et Giuseppe resta longtemps sur le chantier, au milieu des ouvriers, des « paléontologues », comme il fallait dire. Fabio présenta son grand-père à l’équipe. Sur le retour, dans la douceur du dernier soleil, Giuseppe lui fit découvrir un autre trajet pour rejoindre Meride, un sentier secret qui demandait le silence, car il passait par un coin où nichent plein d’oiseaux.
Chiara fut un peu étonnée de les voir arriver ensemble. Le soir, après le retour de Luigi de l’usine, Fabio raconta la visite du grand-père sur le chantier de fouilles. Chiara sourit. On parla beaucoup de dinosaures, ce soir-là. En sortant de table, Giuseppe se promit d’aider Fabio dans son rêve d’étudier à Zurich. Avant de se coucher, il déposa précieusement sur sa table de nuit le dessin de Fabio, juste à côté de la photo de Maria, décédée dix-huit ans plus tôt. « Maria, si tu savais… » murmura-t-il.
Assis sur son lit, les yeux dans le vague, il songea. A la montagne, à son enfance, lorsqu’il avait un jour trouvé un coquillage fossile, qu’il avait longtemps gardé, juste pour le plaisir. Maintenant, il savait. Sa montagne n’avait désormais plus de secrets pour lui.