17 Mars 2017
Cela fait bien douze ans que j'enseigne, maintenant... Il m'est parfois arrivé de coucher sur le papier tel ou tel moment singulier de ces années qui sont loin d'être terminées! Voici un souvenir d'un groupe d'hellénistes que j'ai particulièrement aimés, une classe de 1e d'un lycée francilien.
Le jour où je suis arrivée en tailleur au lycée, cela a créé un flou, une vague d’indécision dans la classe. C’était une classe de grec, oui, cela existe encore, composée d’élèves par définition bizarres, puisque étudiant le grec en option pour le Bac, dans un lycée de banlieue parisienne. J’aimais cette classe, et chacun de mes élèves, et j’étais touchée par leur richesse culturelle qui nourrissait ce groupe. Une jeune fille indienne qui s’était inscrite en option Grec par pure curiosité découvrait (et me fit découvrir) combien Européens et Indiens sont proches par leur histoire antique et me fit toucher du doigt pour la première fois que le peuple « indo-européen » avec lequel commencent les programmes de latin sont loin d’être un mythe. Régulièrement, lorsque j’expliquais un mythe, elle levait le doigt avec passion pour s’exclamer : « C’est incroyable, Madame, dans mon pays, on raconte exactement la même légende, autour du dieu Untel… ». Un élève d’origine tunisienne me faisait rire par sa sagesse et j’avais déclaré qu’il était le philosophe de notre classe ; entre deux bavardages avec son voisin, il avait toujours des formules très sages et philosophiques, des maximes, des proverbes.
Il faut dire que de la philosophie, on en faisait, même malgré nous, puisque l’apprentissage du grec a cela de particulier qu’il nous fait entrer directement dans un autre univers, un univers d’abstraction, et ouvre les portes du savoir conceptuel tel qu’il nous a été légué et transmis à travers les âges. « On fait de bêtes exercices de grec, et j’ai l’impression de faire de la philo » disait régulièrement l’une des filles du groupe, à qui une enfance africaine avait apporté un vocabulaire qui la servait en classe : elle connaissait et employait des mots que l’on trouvait dans les traductions un peu anciennes et littéraires des textes étudiés en classe… que je devais expliquer et « traduire » en français plus courant pour le reste de la classe. Par exemple le verbe « oindre » ; sauriez-vous le conjuguer, le définir et l’employer correctement ? Elle le pouvait. Et découvrir que, pour séduire Zeus (oui, le grec c’est aussi la poésie et l’amour), Héra s’oint de parfum n’avait pas de secret pour elle.
Mais le tailleur restait un mystère, cet après-midi là (les cours de latin et de grec sont en général placés tôt le matin, ou à midi ou, comme ce vendredi-là, tout, tout en fin d’après-midi). Professeur dinosaure, enseignant des matières mystérieuses et inconnues autant qu’inutiles, vous vous devez de laisser planer une ombre de mystère. Mais non, et je leur expliquai que je participais à un colloque, en tant que doctorante, et étais venue directement au lycée… avant de poursuivre le colloque le lendemain. Alors, on fit un petit excursus du côté de ma thèse et je leur fis découvrir Antigone de Sophocle, et ses traductions et récritures, et, au passage, ils entendirent un extrait de la magnifique musique de scène que composa Mendelssohn pour cette œuvre.
Je décidai de les emmener à Paris où une troupe donnait Antigone en grec - le festival antique de la troupe Démodocos. On partit en RER directement à l’issue d’un cours, un vendredi suivant. Un peu stressée d’être responsable d’un groupe d’une douzaine d’élèves, je les vis soudain comploter en sortant à l’arrêt Luxembourg.
- Hé bien, que se passe-t-il ?
- Voilà, Madame. En fait, comme c’est votre anniversaire aujourd'hui, si l’on va manger au McDo, on peut vous offrir le repas, mais si l’on va dans un autre restaurant, on n’aura pas assez pour le faire. Vous choisissez quoi ?
C’est vrai. C’était mon anniversaire. Je le leur avais dit fortuitement quelques semaines plus tôt, quand on cherchait à réserver la meilleure date pour cette sortie (dans ce lycée, les élèves – et les professeurs – avaient cours le samedi matin et je ne voulais pas les faire sortir la veille d’un contrôle !)
Devant ces yeux brillants, je choisis le McDo, et les élèves furent ravis.
Sundae en main, nous rejoignîmes une heure plus tard, après rires et discussions, les vénérables arcades de la salle des Cordeliers pour découvrir une pièce antique, en vers grecs, dans une mise en scène très (trop ?) moderne. C’était extrêmement difficile à suivre pour eux – heureusement que l’on avait étudié un peu la pièce avant ! mais l’expérience en valait la peine. Entendre du théâtre, des mots grecs anciens vingt-cinq siècles plus tard…
(pour ceux qui aimeraient à leur tour découvrir le théâtre antique, je ne peux que vous conseiller ce site: Démodocos et ici pour rencontrer cette Antigone...)